BlockChain : révolution ou fausse bonne idée ?

Share Button

Oui, au vu de l’engouement qu’a déjà généré cette technologie, du nombre d’articles ou d’ouvrages dithyrambiques sur le sujet, des dizaines de start-up créées autour de cet objet et pour certaines ayant déjà levé des millions, oser poser cette question est une hérésie. Pourtant, en creusant un peu, on est en droit de s’interroger sur la pertinence et la pérennité du procédé.

Commençons par revenir sur la définition du concept. On le résume à un ensemble de mécanismes logiciels permettant la validation et la mémorisation sécurisée de transactions entre pairs. Dans l’esprit, il vise à se passer du « tiers de confiance » auquel on fait habituellement appel dans des relations contractuelles bilatérales, en considérant que l’infrastructure et son fonctionnement sécurisé serviront de garant. Notons déjà que sous cette assertion, le concept n’est pas si nouveau que ça : c’était déjà la vocation des Réseaux à Valeur Ajoutée (RVA) des années 80.

Sur le plan de sa genèse et de son architecture, l’approche « BlockChain » est l’enfant naturel de plusieurs procédés :

  • L’internet d’abord, et son protocole sous-jacent, le TCP/IP. Sans lui, pas de relais public entre les nœuds, pas de neutralité dans les flux transportés, pas d’effacement des distances les séparant, le tout pour un coût quasi-nul ;
  • Les algorithmes en « peer to peer », très en vogue la décennie précédente (réseau eDonkey, Bittorrent…), qui ont banalisé le stockage distribué et dynamique entre nœuds distants ;
  • Les procédés cryptographiques, notamment le SHA de la NSA, qui permettent de garantir l’intégrité des données véhiculées.

En résumé, une blockchain est un réseau d’ordinateurs – les nœuds – agissant selon un protocole défini en vue de certifier et stocker les paquets qui lui sont soumis.

Le cas historique du Bitcoin

On le rappelle souvent, le Bitcoin, est la première manifestation grandeur réelle d’une blockchain. En effet, même si sa motivation première était annoncée financière, comme une réponse anti-système bancaire, cette notion s’appuie d’abord sur une chaine de blocs. En pratique, cette monnaie correspond à la récompense que méritent les nœuds qui prennent en charge les traitements de validation et de stockage des blocs. Ces opérations, surnommées « minage », impliquent de lourds calculs. Car il ne s’agit pas simplement d’enregistrer des données mais de s’assurer de leur consistance et de leur unicité dans la chaine de blocs existante. Et si on parle de récompense, c’est qu’il y a compétition. Cette compétition est d’ailleurs le fondement même du concept : un ensemble de compétiteurs « honnêtes » sera toujours plus fort qu’un hacker isolé malhonnete. C’est la paradigme fondateur tel qu’initié Satoshi Nakamoto[1], le père du Bitcoin. Pour faire simple, l’introduction d’un nouveau bloc est systématiquement mise en concurrence entre les nœuds actifs, le plus rapide à répondre sera le seul à gagner ses Bitcoins. A ce jour, le vainqueur de cette compétition se voit « créditer » de 12,5 Bitcoins, ou une fraction de cette somme quand il est regroupé en pool : à près de 9000 dollars l’unité à l’heure où est écrit cet article, on comprend la multiplication des mineurs.

Ce minage, et plus largement tous ces mécanismes délégués de validation et stockage des données, sont les premiers griefs portés contre ces technologies :

  • Il prend du temps car il fonctionne nativement de manière asynchrone. Parce qu’il est impensable de réaliser une prise en charge « en temps réel » à un niveau planétaire, des transactions, c’est une valse régulière qui est mise en œuvre. Il faut s’imaginer un lancer de dés toutes les 10 minutes (fréquence définie pour le Bitcoin), correspondant au rythme d’introduction des nouveaux blocs. Conséquences : selon un récent rapport, le réseau Bitcoin serait à peine capable d’opérer 80 transactions par minute quand les réseaux de paiement Visa et Mastercard en traiteraient 100000.
  • Il est gourmant en temps de calcul : l’algorithme sous-jacent, devant déterminer l’empreinte numérique (le « hash ») correspondant à la chaine de bloc actuelle ne cesse par nature de se complexifier et doit faire appel, pour rester compétitif, à des machines de plus en plus puissantes ;
  • Il est par extension très dispendieux en énergie. D’abord de manière intrinsèque : le calcul du hash étant de plus en plus complexe, il consomme de plus en plus de temps machine. Mais la mise en concurrence pour faire ce traitement produit aussi un énorme gâchis : des milliers de compétiteurs tentent leur chance mais il n’y a qu’un seul élu… Le site Bitcoin.fr chiffrait en mars 2019 la consommation du réseau Bitcoin à une quarantaine de milliards de kWh par an, soit la production de 5 à 6 centrales nucléaires. Ce n’est pas anodin…

D’aucuns diront que ces limitations techniques sont parfaitement maîtrisées et résolues au fil de l’eau – comme construire des fermes de minages en Sibérie- d’autres défauts sont bien souvent ignorés.

Idéalisation des ressources sous-jacentes

Le premier écueil est de considérer le coût quasi-nul des flux internet. C’est ce qu’on appelle la neutralité du net. Un octet vaut un octet, quelle qu’en soit la nature, et il sera transporté sans ségrégation ni surcoût, de Paris à Lille, comme de Londres à Pekin. On le sait, tout le monde en profite : c’est ce qui a fait le succès du web, premier consommateur de flux. Mais cette neutralité pourrait un jour être remise en cause, au regard du fort déséquilibre qu’elle a pu générer dans la répartition de la valeur ajoutée (en « ROI ») entre propriétaires de réseaux et producteurs de contenu. Quand on sait que 20% des flux IP sur le réseau français étaient en 2018 constitués des streaming de Netflix, sans que cela lui coûte quoi que ce soit en infrastructure, on comprend l’agacement d’opérateurs comme Orange ou SFR en France. On investit en réseau pour que d’autres se gavent [2]…. Il en est de même pour la blockchain. Dans sa conception, on part du principe que le réseau est invisible, comme un substrat naturel et évidant. Qu’en sera-t-il lorsque, voulant récupérer leur part du gâteau, les réseaux supports demanderont une commission ou un droit de passage ? le modèle économique interne et autogéré serait largement mis à mal. On peut imaginer que, faute d’être en incapacité totale d’en percevoir des revenus, ils bloquent ces flux, rendant totalement inopérant le procédé.

Le deuxième écueil qui vient à l’esprit est l’idée qu’il y a mutualisation équitable et honnête entre pairs de la prise en charge des transactions. C’est en grande partie la raison d’être du procédé : nous seulement, on rejette l’idée d’un organisme central de validation mais on suppose que la force de calcul de multiples nœuds « honnêtes » sera toujours supérieure à celle d’un nœud « malhonnête ». Ainsi, on comprend qu’inspirés par les services peer-to-peer historiques, les concepteurs voyaient plein de petits ordinateurs répartis ici ou là se répartir la charge de manière homogène et quasi démocratique, comme si chaque humain sur terre allait stocker chez lui une ou quelques pages de ce grand registre que constituerait la blockchain. C’est idée semble hélas en partie faussée. La surenchère aux calculs pousse à la concentration des moyens et le minage est peu à peu vampirisé par quelques gros opérateurs, investissant massivement dans des « fermes de minage ». Comme, la solidité du concept tient dans la répartition large des prises en charges, quand ils seront une poignée à phagocyter l’infrastructure, on sera loin de l’idéal originel…

D’autres griefs, moins techniques mais tout de même réels, apparaissent.

Le premier est celui de la supposée transparence du paradigme initial. L’intérêt de la blockchain est de pouvoir se passer d’intermédiaire, qu’il soit public, comme une administration ou un notaire, ou privé comme une banque, dans une relation contractuelle. C’est indubitablement utile sur le plan pratique et quotidien pour gagner du temps mais cela s’avère insuffisant dans l’absolu. Tout est fait pour garantir l’intégrité de la transaction mais par forcément celle de ses acteurs. J’en veux pour preuve que je peux payer une rançon en Bitcoin au pirate qui a brouillé mon ordinateur, en utilisant son identifiant de wallet, avec la garantie certaine qu’il la reçoive mais sans savoir qui je paie… On est là au cœur d’une des limites fortes du procédé : on confond ainsi intégrité de la communication entre pairs, garantie par tous les mécanismes sous-jacents du protocole et qualité de l’échange entre interlocuteurs, incluant leur authentification. Or, sans celle-ci, nombre de transactions resterons obscures et donc sujettes à caution.

Le second est sa solidité, évidemment un peu « surjouée ». Le procédé de blockhain est largement vendu comme une technologie sûre et solide. Cette idée peut être rapidement battue en brèche. La principale cause est sa nature même : ça reste un procédé logiciel, avec un algorithme qui peut être challengé comme n’importe quel autre logiciel. Notre monde ne manque pas de petits génies en capacité de relever le pari, l’histoire l’a déjà prouvé. Le récent cas de Ethereum est signifiant : des hackers ont réussi à « braquer » – ne me demandez pas comment – le réseau en s’appropriant une partie des Ether en circulation (15% dit-on). Ce n’est pas tant l’exploit de hacking qui est intéressant ici mais plutôt le débat qui a animé la communauté sur le devenir de cette partie volée de la masse monétaire globale existante, partie bien évidemment pas stockée dans un coffre-fort caché sous une montagne secrète mais bien noyée au milieu de toutes les transactions. L’option de les rendre « sans valeur » a été retenue, sans grande conviction. Il faut dire que ça affecte un caractère intangible de la blockchain : ce qui est inscrit est forcément vrai, le faux ne peut y exister, ou alors ça remet en cause tout l’édifice…


[1] Auteur du livre blanc décrivant le procédé : un mystère demeure sur sa réelle existence (personne ?, groupe ?)

[2] Dans le cas de Netflix, sa position l’a amené à trouver des arrangements « win-win » avec ces opérateurs…

Share Button